mercredi 18 juin 2014

Quel leurre est-il ?


Il y a de nombreuses années de cela, Lilith et quelques-uns de ses amis se plaisaient à la réalisation de revues où il était question des horreurs de ce monde et de la beauté sans faille de celui qui leur ressemblerait.
Chacun choisissait un thème, qu'il traitait seul ou en équipe selon ses envies, sa disponibilité ou son désir de s'adjoindre des compagnons de beuverie.
Lilith avait alors un cheval de bataille, qu'elle tentait de dresser sur ses deux pattes arrière, devant tous les couples de son entourage et autres copines débusqueuses de géniteurs, qui repeuplaient allègrement la planète tout en s'employant à démontrer qu'elle ne tournait pas rond. Elle avait lu, ou croyait savoir, que certains animaux sauvages refusent de se reproduire en captivité.
Forte de cet axiome de base, elle entendait faire le parallèle entre ce refus instinctif de l'animal captif et celui, délibéré, de l'ennemi du marché dans l'attente interminable que la Bourse s'effondre enfin. Sérieuse dans ses investigations, Lilith prit rendez-vous avec le Directeur du zoo de Vincennes, pour qui elle avait préparé des questions bien ciselées, décidée qu'elle était à ne pas s'en laisser conter.
La rencontre se fit par un matin d'été, juste avant que le zoo ne soit ouvert au public. Le Directeur attendit Lilith à l'entrée et ils traversèrent ensemble un parc désert de toute âme humaine.
À cette heure-là, les animaux ressemblaient à ces danseurs ou acrobates de cirque qui s'échauffent dans les coulisses, dans des tenues souples et confortables, conservant pour quelques minutes encore une allure décontractée avant de se maquiller et passer leur costume de scène.
C'est ainsi que Lilith assista à l'impressionnante érection matinale d'un éléphant d'Asie, qu'il ponctua d'un long et puissant jet d'urine capable de venir à bout du plus grand incendie de forêt. Le Directeur lui lança le sourire goguenard de celui qui n'est pas peu fier de l'effet de sa blague favorite.
Puis ils passèrent dans son bureau et tout se compliqua.
Le Directeur dit à Lilith avoir d'ores et déjà préparé leur rencontre et sortit d'un tiroir un cahier dans lequel étaient compilées les naissances des dernières années. Indépendamment des babouins et macaques, qui passent leurs journées à grimper les femelles, on y comptait des félins, des gibbons, un ours brun, un hippopotame et un - prétendu - adorable girafon.
Lilith prit un air sceptique et fut accompagnée devant chaque cage ou enclos pour constater de visu la réalité de la chose.
– Mais comment est-ce possible ? lâcha-t-elle alors. Je croyais que les animaux qui souffraient de la captivité ne se reproduisaient pas !
– C'est exact, répondit le Directeur du zoo, mais il suffit, au printemps, de modifier leur espace, de créer artificiellement les conditions qui les rassurent, d'ajouter du feuillage entre le public et l'animal, pour le plus «pudique», par exemple, ou d'éloigner les couples de la foule, pour ceux qui ont besoin de calme et de «concentration». Bref, il suffit de les leurrer, et ça marche... !
Dépitée, Lilith salua son hôte et abandonna son sujet d'écriture, se contentant, sur la question des enfants, du seul prosélytisme de son avis personnel.
Aujourd'hui qu'elle y repense, tout en observant le monde qui l'entoure, elle se dit qu'elle avait eu tort, à l'époque, de jeter son article avec l'eau du bain de la fosse aux ours. Car enfin, si le Directeur disait vrai, ce leurre, capable d'infléchir la résistance des plus irréductibles animaux sauvages, n'était-il pas le même que celui qui fait se coucher, et se soumettre, bien des révoltés ?