dimanche 27 septembre 2015

Silencio ! On détourne !

 
Maîtresse Françoise

Invitée par un membre du jury qu'elle ne connaissait jusqu'ici qu'épistolairement, Lilith, toujours curieuse, s'est rendue, jeudi dernier, à la remise du prix Sade 2015.
Le flyer noir indiquait un lieu : le Silencio, et une heure : 19 h 30 précises.
Ponctuelle, Lilith arriva au 142 de la rue Montmartre, à Paris, devant un mur noir, dénué de toute enseigne, embrassant largement l'angle de la rue, jusqu'à une petite porte donnant sur un escalier à peine éclairé, menant au troisième sous-sol de l'édifice.
Un homme, caché dans la pénombre, et une question avant d'entrer : un sésame...
– Quel évènement vous amène ?
– Le prix SADE.
– Je vous en prie, descendez...
Un frisson parcourut l'échine de Lilith, se remémorant, à cet instant, la scène de Eyes Wide Shut où un majordome demande à Tom Cruise le mot de passe de la soirée masquée.
Un club dans les tréfonds de la capitale, presque aux portes de l'enfer, ça devenait excitant et semblait – jusque là – adapté à l'exhumation du divin marquis.
Les murs de l'escalier étaient parsemés de photographies en noir et blanc de Jorge Amat, artiste dont une oeuvre originale serait remise à l'heureux(se) gagnant(e) du prix. Lilith decendait religieusement chaque marche en se demandant ce qui l'attendait en bas.
Ce fut d'abord un comptoir derrière lequel une jolie jeune femme la délesta de six euros pour avoir la délicatesse et la non moins grande obligeance d'entasser, derrière elle, son sac et son blouson. À trois euros la pièce, encore une chance que Lilith eût oublié son parapluie et ne portât pas encore l'écharpe et les gants qui ne la quittent pas de l'hiver. Elle fit quelques pas avant de pénétrer dans un dédale de salles aux plafonds bas, d'alcôves désertes, agrémentées de quelques poufs et canapés en cuir noir, et deux bars, dont l'un était fermé. La plus grande pièce faisait office de salle de spectacles, dotée d'une scène au dessus de laquelle un rideau pourpre était encore dressé. Le lieu, manifestement trop grand pour le nombre d'invités, consu et décoré par David Lynch, était chic et froid : des miroirs, des dorures et du noir, toujours du noir...
Lilith aurait dû savoir que seuls les ploucs arrivent à l'heure, les guest stars se font toujours attendre... Celles et ceux, qui, comme elle, avaient respecté la consigne horaire, se pressaient autour de l'unique bar. Elle en fit autant et commanda un verre de blanc. Onze euros ! lui asséna le barman en lui tendant son verre de Chardonnay avec un grand sourire. Putain ! se dit Lilith, en voilà un qu'il va falloir déguster... Elle le sirota en déambulant au milieu des mondanités, jusqu'à ce que le rideau s'ouvre et que le jury apparaisse. Les noms des primés furent révélés : deux ex-aequo, cette année, et un prix spécial document. L'oeuvre offerte n'étant pas prévue pour deux lauréats, les gagnants se la partageraient donc, à raison d'un mois chacun ! (cool, voilà qui va créer des liens...). Il se trouvait que c'était également l'anniversaire de Catherine Robbe-Grillet, membre du jury. On lui offrit deux bougies à souffler, mais nonobstant les quatre-vingt-cinq ans de la dame, aucun bouchon de champagne ne péta, et en quelques minutes l'affaire fut expédiée. Le rideau se referma et tout le monde retourna au bar en comptant ce qui lui restait de billets au fond du porte-monnaie...
Lilith, qui s'ennuyait à mourir, se demanda alors si elle ne s'était pas trompée d'événement, la prestation ressemblant davantage à ce qui aurait pu être organisé en hommage à Sade, oui, mais plutôt la diva des musiques d'ascenseur et son Smooth operator. Sa beauté glacée, son manque d'émotion et son look fashion week eussent été, en effet, plus adaptés au lieu que la dépouille du marquis, à qui l'on avait cousu les poches, le privant ainsi du plaisir d'offrir à ses invités une belle soirée d'ivresse et de débauche.
Avant de repartir, aussi sobre qu'à son arrivée, Lilith eut l'occasion d'échanger quelques mots avec un Jean Streff très sollicité, mais surtout, de faire la connaissance d'une sexagéniale blonde moulée dans un fourreau noir, une dominatrice répondant au doux nom de Maîtresse Françoise, auteure d'une autobiographie éponyme, sous le nom de plume d'Annick Foucault, par ailleurs grande amatrice de Gilles Deleuze. Celle-ci se plaît à comparer le vampire à la femme fatale : sitôt percés, dit-elle, l'un et l'autre disparaissent. Gageons qu'il n'en sera pas de même pour le prix Sade. Et à sa décharge, disons – bonnes joueuses – que le choix du Silencio, et sa conception pour le moins élitiste de l'open bar, ne fut qu'une ponctuelle et regrettable erreur de casting...

***

Lauréats du prix Sade 2015 :
- Audrée Wilhelmy pour Les sangs.
- Jean-Noël Ortango pour La Fleur du Capital.
- Grande Encyclopédie des homosexualités : trois milliards de pervers.

samedi 19 septembre 2015

lundi 14 septembre 2015

No one is innocent

 
(" L'épouvante est le rêve ordinaire de l'économie ", Raoul Vaneigem)

" La vie est le crime inexpiable dont la société marchande perpétue le châtiment... On ne lutte pas contre la culpabilité en culpabilisant. Ce qui ne se fonde pas sur la réalisation de la vie se fonde sur la réalisation de la faute. "

(Le livre des plaisirs, Raoul Vaneigem)

 




 


dimanche 6 septembre 2015

Et avec ça, qu'est-ce que je vous mets ?

 

«  Je suis né en province d'une famille de la petite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, économe et vertueuse, dont on vous apprend, dans les discours officiels, qu'elle est la vraie France... Eh bien ! Je n'en suis pas plus fier pour cela. 
Mon père était marchand de grains. C'était un homme très rude, mal dégrossi et qui s'entendait aux affaires, merveilleusement. Il avait la réputation d'y être très habile, et sa grande habileté consistait à "mettre les gens dedans", comme il disait. Tromper sur la qualité et sur le poids, faire payer deux francs ce qui lui coûtait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d'esclandre, le faire payer deux fois, tels étaient ses principes. Il ne livrait jamais, par exemple, de l'avoine, qu'il ne l'eût, au préalable, trempée d'eau. De la sorte, les grains gonflés rendaient le double au litre et au kilo, surtout quand ils étaient additionnés de menu gravier, opération que mon père pratiquait toujours en conscience. Il savait aussi répartir judicieusement, dès les sacs, les graines de nielle et autres semences vénéneuses, rejetées par les vannages, et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentées parmi les fraîches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, et tout y fait poids. Ma mère, plus âpre encore aux mauvais gains, l'aidait de ses ingéniosités prédatrices et, raide, méfiante, tenait la caisse comme on monte la garde devant l'ennemi. 
Républicain strict, patriote fougueux – il fournissait le régiment –, moraliste intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses pour l'improbité des autres, principalement quand elle portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la nécessité de l'honneur et de la vertu. Une de ses grandes idées était que, dans une démocratie bien comprise, on devait les rendre obligatoires, comme l'instruction, l'impôt, le tirage au sort. Un jour, il s'aperçut qu'un charretier, depuis quinze ans à son service, le volait. Immédiatement, il le fit arrêter. À l'audience, le charretier se défendit comme il put. 
– Mais il n'était jamais question chez monsieur que de mettre les gens "dedans". Quand il avait joué "un drôle de tour" à un client, monsieur s'en vantait comme d'une bonne action. "Le tout est de tirer de l'argent disait-il, n'importe d'où et comment on le tire. Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilà tout le secret du commerce"... Eh bien, j'ai fait comme monsieur avec ses clients... Je l'ai mis dedans... 
Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges. Ils condamnèrent le charretier à deux ans de prison, non seulement pour avoir dérobé quelques kilogrammes de blé, mais surtout parce qu'il avait calomnié une des plus vieilles maisons de commerce de la région... Une maison fondée en 1794, et dont l'antique, ferme et proverbiale honorabilité embellissait la ville de père en fils.
Le soir de ce jugement fameux, je me souviens que mon père avait réuni à sa table quelques amis, commerçants comme lui et, comme lui, pénétrés de ce principe inaugural que "mettre les gens dedans", c'est l'âme même du commerce. Si l'on s'indigna de l'attitude provocatrice du charretier, vous devez le penser. On ne parla que de cela, jusqu'à minuit. Et parmi les clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verres d'eau de vie de marc, dont s'illustra cette soirée mémorable, j'ai retenu ce précepte, qui fut pour ainsi dire la moralité de cette aventure, en même temps que la synthèse de mon éducation : 
– Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol... Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange  d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est du commerce... Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa.. »

         (Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices)