dimanche 6 septembre 2015

Et avec ça, qu'est-ce que je vous mets ?

 

«  Je suis né en province d'une famille de la petite bourgeoisie, de cette brave petite bourgeoisie, économe et vertueuse, dont on vous apprend, dans les discours officiels, qu'elle est la vraie France... Eh bien ! Je n'en suis pas plus fier pour cela. 
Mon père était marchand de grains. C'était un homme très rude, mal dégrossi et qui s'entendait aux affaires, merveilleusement. Il avait la réputation d'y être très habile, et sa grande habileté consistait à "mettre les gens dedans", comme il disait. Tromper sur la qualité et sur le poids, faire payer deux francs ce qui lui coûtait deux sous, et, quand il pouvait, sans trop d'esclandre, le faire payer deux fois, tels étaient ses principes. Il ne livrait jamais, par exemple, de l'avoine, qu'il ne l'eût, au préalable, trempée d'eau. De la sorte, les grains gonflés rendaient le double au litre et au kilo, surtout quand ils étaient additionnés de menu gravier, opération que mon père pratiquait toujours en conscience. Il savait aussi répartir judicieusement, dès les sacs, les graines de nielle et autres semences vénéneuses, rejetées par les vannages, et personne, mieux que lui, ne dissimulait les farines fermentées parmi les fraîches. Car il ne faut rien perdre dans le commerce, et tout y fait poids. Ma mère, plus âpre encore aux mauvais gains, l'aidait de ses ingéniosités prédatrices et, raide, méfiante, tenait la caisse comme on monte la garde devant l'ennemi. 
Républicain strict, patriote fougueux – il fournissait le régiment –, moraliste intolérant, honnête homme enfin, au sens populaire de ce mot, mon père se montrait sans pitié, sans excuses pour l'improbité des autres, principalement quand elle portait préjudice. Alors, il ne tarissait pas sur la nécessité de l'honneur et de la vertu. Une de ses grandes idées était que, dans une démocratie bien comprise, on devait les rendre obligatoires, comme l'instruction, l'impôt, le tirage au sort. Un jour, il s'aperçut qu'un charretier, depuis quinze ans à son service, le volait. Immédiatement, il le fit arrêter. À l'audience, le charretier se défendit comme il put. 
– Mais il n'était jamais question chez monsieur que de mettre les gens "dedans". Quand il avait joué "un drôle de tour" à un client, monsieur s'en vantait comme d'une bonne action. "Le tout est de tirer de l'argent disait-il, n'importe d'où et comment on le tire. Vendre une vieille lapine pour une belle vache, voilà tout le secret du commerce"... Eh bien, j'ai fait comme monsieur avec ses clients... Je l'ai mis dedans... 
Ce cynisme fut fort mal accueilli des juges. Ils condamnèrent le charretier à deux ans de prison, non seulement pour avoir dérobé quelques kilogrammes de blé, mais surtout parce qu'il avait calomnié une des plus vieilles maisons de commerce de la région... Une maison fondée en 1794, et dont l'antique, ferme et proverbiale honorabilité embellissait la ville de père en fils.
Le soir de ce jugement fameux, je me souviens que mon père avait réuni à sa table quelques amis, commerçants comme lui et, comme lui, pénétrés de ce principe inaugural que "mettre les gens dedans", c'est l'âme même du commerce. Si l'on s'indigna de l'attitude provocatrice du charretier, vous devez le penser. On ne parla que de cela, jusqu'à minuit. Et parmi les clameurs, les aphorismes, les discussions et les petits verres d'eau de vie de marc, dont s'illustra cette soirée mémorable, j'ai retenu ce précepte, qui fut pour ainsi dire la moralité de cette aventure, en même temps que la synthèse de mon éducation : 
– Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol... Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange  d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est du commerce... Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa.. »

         (Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices)

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