lundi 28 août 2017

Rafraîchissements d'été

(Jean Bourdichon, Saint Côme et Saint Damien soulevant un urinal, peinture sur parchemin, Livre d'heures d'Anne de Bretagne, vers 1505, bibliothèque nationale de France).

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Pas plus gros qu'un missel, jaune d'or comme un tournesol au zénith et tout aussi désaltérant qu'une pale ale bien mousseuse, l'ouvrage intitulé Des urinoirs dans l'art... avant Marcel Duchamp, se déguste à l'ombre d'un buisson touffu ou d'une bâtisse charpentée, aux pieds desquels il est  loisible de se soulager de ce que ne manque pas d'inspirer une si instructive lecture.
Philippe Comar, plasticien, scénographe, écrivain et professeur de morphologie aux Beaux-Arts de Paris, nous offre un précieux opuscule consacré à l'urine et ses dédiés réceptacles dans le champ de l'histoire de l'art.
Certes, la fréquentation des baroques, des peintres flamands du XVIIème siècle, nous avait laissé entrevoir un goût certain pour l'uroscopie et ses multiples déclinaisons artistiques, mais ce qui fait le charme de ces quelques feuillets merveilleusement illustrés, c'est l'obsessionnelle quête de la pisse et ses représentations à travers les âges, à laquelle l'auteur s'est voué avec un succès certain, jusqu'à nous débusquer de véritables pépites. D'ailleurs, nous dit-il, "le mot urine dérive de l'ancien français orine, croisement du latin urina et aurum, "or". On découvre que jusqu'à la fin du XVIIème siècle l'uromancie était en effet une pratique courante, l'urine ne suscitant "pas ou peu de dégoût", les alchimistes allant jusqu'à l'appeler "mercure philosophique". L'urinal, habilement manié par des "docteurs ès urines", révélait selon la couleur du précieux liquide l'état de santé du client, selon les "vingt variétés de couleurs d'urine admises alors par la médecine : blanche, lactée, glauque, cendrée, claire, blême, citrine pâle, citrine, jaune d'or (couleur de l'urine normale), safran, rousse, rouge pâle, rougeâtre, sanguine, vineuse, pourpre, verte, livide, noire, noir mortifère" (...).

(Anonyme, Comparaison des différents types d'urine chez un urologue, gravure sur bois coloriée, reproduite dans l'ouvrage de Johannes de Cuba (Jean de Cuba), Hortus Sanitatis, tractatus de urinis, Mayence, 1491 ; première édition, 1485).

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(...) "En plus de servir d'assise au diagnostic, l'urine était réputée pour ses nombreuses vertus médicinales. On pouvait la boire, la préparer en infusion, la distiller, se gargariser avec, l'utiliser en onguent, en sel, en embrocation, en lavement. Madame de Sévigné soignait ses maux de tête avec de l'essence d'urine" (...) Mais surtout, grâce au savoir des uromantes (ou uromanciens) on examinait les urines pour dire l'avenir ou rappeler le passé. Dans l'or de cette sécrétion se lisaient l'histoire et le destin de chacun. (...) Le ballon divinatoire rivalisait avec la boule de cristal. (...) Brantôme, dans la Vie des femmes galantes, rapporte que certains médecins se flattaient à la seule inspection des urines de juger si une jeune fille avait gardé ou non sa virginité. Un tableau de Godfried Schalcken, La consultation indiscrète, vers 1690, montre une scène de voyance non moins étonnante. Un médecin scrute de près les urines d'une demoiselle en pleurs et découvre in vitro un précipité révélateur : une petite forme humaine qui nage dans l'humeur dorée du bocal – le spectre d'un homoncule –, signe que la jeune fille n'a pas gardé sa vertu et qu'elle en subit in utero les conséquences."

(Godfried Schalcken, Le Médecin aux urines, ou La consultation indiscrète, huile sur panneau, Musée Mauritshuis, La Haye).

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D'autres tableaux "souvent remisés dans les caves des musées" laissent apparaître des jeunes femmes anémiées, telle La Malade de Gabriel Metzu, souffrant d'une passion contrariée, ou sa semblable démasquée par son urinal dans Le chagrin d'amour de Jan Steen.

(Jan Steen, Le Chagrin d'amour, vers 1660, huile sur toile, Staatliches Museum, Schwerin).

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Ce qui plaît beaucoup à Lilith dans l'approche du sujet par Philippe Comar, c'est qu'il ne semble pas du genre à accepter en renâclant juste un dé à coudre du précieux liquide tout en se pinçant le nez, mais comme les "ampoules de verre remplies d'une onde dorée", paraît avoir bon fond et s'interroge, voire se désespère qu'en quatre siècles nous soyons "passés d'une époque qui savait transcender ses humeurs, les élever à la lumière, les transmuer en or et composer des chefs-d'oeuvre que l'on peut mirer et admirer à une époque où nous ne savons plus transformer les nôtres qu'en une matière répugnante, honteuse, que nous laissons choir." 

(Des urinoirs dans l'art... avant Marcel Duchamp, Beaux-Arts de Paris éditions, 2017).

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Dans le même esprit et pourquoi pas, dans un jet continu, Lilith propose aussi de l'art – et bien sûr du cochon – avec son Pain perdu, spécialement concocté à la demande gourmande des Ames d'Atala pour le numéro 7, ou plus exactement le septième service de la "revue finissante" Amer, qui, comme les précédents, se laisse radicalement déguster :

Dernière vespasienne de Paris, 
boulevard Arago, devant la prison de la Santé.

"Tantôt chapelle oubliée, aux murs lépreux, tantôt grotte de Vénus, humide, chaude et accueillante, tantôt temple d'Artémis, cette fois-ci, Laval le voyait – cet antre – cathédrale : imposante et dominatrice. Il en voulait pour sa dévotion.
Debout, immobile au centre de son prie-dieu, il observait le ruissellement continu de l'eau, qu'il savait être sans fin, dans une abolition totale du temps : merveilleux exemple de fidélité, aperçu d'éternité. Cette eau, mille fois bénie par la miction des hommes, glissait lascivement devant ses yeux plongés dans les nuances de vert-de-gris, de noir profond, de brun ou d'ocre dont elle se paraît, tel le caméléon, selon la multitude de teintes de la vieille paroi en tôle." 

(Lilith Jaywalker, Pain Perdu, in Amer n°7, page 169)

vendredi 11 août 2017

Les yeux de l'amour

Pour garder un oeil sur tout ce qui vous est cher...

jeudi 3 août 2017

Haïr infiniment pour aimer sans limite




" Durant ces mois d'exil, enfermée dans cette cuirasse de douleur, je ne m'étais plus caressée. Aveuglée par la terreur, j'avais oublié que j'avais des seins, un ventre, des jambes. Alors la douleur, l'humiliation, la peur n'étaient pas, comme elles le prétendaient, une source de purification et de béatitude. C'étaient de répugnantes voleuses qui la nuit, profitant du sommeil, se glissaient à votre chevet pour vous ôter la joie d'être vivante. Ces femmes ne faisaient aucun bruit quand elles passaient à côté de vous ou entraient et sortaient de leurs cellules : elles n'avaient pas de corps. Je ne voulais pas devenir transparente comme elles. Et maintenant que j'avais retrouvé l'intensité de mon plaisir, jamais plus je ne m'abandonnerais au renoncement et à l'humiliation qu'elles prêchaient si hautement. J'avais ce mot pour combattre. Et dans mon exercice de santé  – je l'appelais désormais ainsi en moi-même  –, dans la chapelle, le chapelet entre les doigts, je répétais : je hais. Penchée sur le métier, sous le regard éteint de soeur Angelica, je répétais : je hais. Le soir avant de dormir : je hais. Ce fut à partir de ce jour-là ma nouvelle prière."                          

(Goliarda Sapienza, L'art de la joie, Le Tripode, p. 65)

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L'art de la joie est un pavé de 800 pages, une arme de décontrition massive, à lancer à la gueule de la famille, la religion, l'hétérocentrisme, le réformisme et la reddition tous domaines confondus. Son auteure, Goliarda Sapienza, n'est pas née pauvre, dans les plaines marécageuses de Sicile, un 1er janvier 1900, d'une mère taiseuse et d'un père, au mieux absent, au pire libidineux, trainant une enfance de souillon curieuse et affamée, comme son héroïne, Modesta, mais à Catane, face à la mer et aux pentes fertiles de l'Etna, en 1924, d'un couple d'intellectuels antifascistes. De son père anarchiste, Goliarda héritera d'un athéisme viscéral, dans une Italie infestée de bigotes, et d'un amour pour la liberté que même l'Amour ne parviendra jamais à négocier. Actrice, écrivaine, voleuse occasionnelle, Goliarda Sapienza connaîtra la prison et de cette expérience naîtront sa passion pour une femme et un roman autobiographique : L'université de Rebibbia. Morte en 1996 d'une mauvaise chute dans un escalier, Goliarda Sapienza est l'alter ego que Lilith vient de se découvrir, immédiatement intronisée au rang des soeurs de sang qui peuplent son imaginaire et lui donnent la force d'espérer encore du genre humain.
Après avoir défloré chaque page de ce livre comme autant de promesses de surprises, de plaisirs, d'audaces et d'émotions, on ne tourne pas la dernière sans un pincement au coeur. Alors à toutes celles et ceux qui n'ont pas encore lu L'art de la joie : quelle chance vous avez !..